Kerleu

LE SEITE

 

Le soir commençait à tomber. Il regarda autour de lui avec inquiétude. Lèvre inférieure saillante, sourcils froncés, il fouillait l’immense plaine des yeux. Il n’avait toujours pas trouvé Tillu et Kari. D’ailleurs, il ne voyait personne. Il avait marché, marché encore, marché sans fin, et elle n’était toujours pas là. Il renifla avec colère. Il était fatigué, la faim le tenaillait et il commençait à ressentir le froid. Tillu aurait dû être à un endroit où il pouvait la trouver. Pourquoi était-elle si méchante avec lui ? Carp et Heckram aussi l’avaient été. Ils s’étaient tous montrés détestables avec lui aujourd’hui.

Soudain, il se laissa tomber et se mit à pleurer. Doucement d’abord, puis en s’apercevant qu’il n’obtenait aucun résultat, plus fort, jusqu’à ce que ses cris de colère lui emplissent les oreilles. Personne ne vint. Où était Tillu ? Elle arrivait presque toujours quand il sanglotait. Ses pleurs se muèrent en hurlements de frustration, qui lui râpaient la gorge au passage. Il s’arrêta d’un seul coup et ouvrit les yeux pour regarder autour de lui, mais il était toujours seul. Reniflant d’un air malheureux, il utilisa le devant de sa tunique pour s’essuyer le visage. Il essaya de réfléchir à ce qui allait se passer.

Il y avait sans doute quelque chose à faire, mais quoi ? Il tenta de remonter le fil des évènements, mais ses souvenirs restaient confus. Au début de la matinée, Carp lui avait dit qu’un chaman se devait de trouver sa propre vision. Il avait parlé de longs jeûnes, de fumée sacrée et de voyages. Puis Heckram – ou était-ce Carp ? – lui avait demandé de courir chercher Tillu quand le renne était tombé malade. Quoi d’autre ? Son esprit vagabond ramena soudain l’image de Joboam. L’homme lui avait souri et lui avait montré le chemin pour trouver Tillu. Il s’était frotté les yeux, puis avait écrasé d’une tape rageuse un moustique sur son poignet. L’insecte avait laissé une tache rouge sur sa peau. Pendant un moment, il avait joué avec le sang, essayant de voir quelle surface il pouvait couvrir.

Quand il avait relevé les yeux, tout le monde avait disparu. Où étaient passés les autres ? Instinctivement, il s’était levé pour élargir son champ de vision.

— Tillu ? Carp ?

Personne n’avait répondu. Il avait frissonné et croisé les bras autour de son torse. La nuit n’allait pas tarder. Ils n’auraient pas dû continuer. Ils auraient dû être en train de monter les tentes, d’allumer des feux brulants et de faire la cuisine. Son ventre grondait à l’idée de manger. Il reniflait l’air avec appétit, mais ne sentait pas de fumée, ni l’odeur d’un ragout qui mijotait ni celle d’une viande qui rôtissait. Il avait avalé le flot de salive qui lui avait empli la bouche.

Encore une fois, il avait regardé autour de lui. Dans le lointain, il distinguait une silhouette qui pouvait être celle d’un énorme rocher gris. Il avait plissé les yeux. Voyait-il effectivement des arbres rabougris à la base de cette masse ? Alors, elles étaient là-bas. Kari aimait planter sa tente contre la roche, qui gardait la chaleur, la nuit. Et Tillu se plaignait que les feux de crottin lui piquaient les yeux ; elle préférait le bois. Content d’avoir deviné tout cela, Kerleu s’était mis en marche vers la forme à l’horizon.

La nuit l’avait surpris en cours de route. Moucherons et moustiques lui glissaient leur chanson aigüe à l’oreille, et le piquaient jusqu’à ce qu’il se mette à courir pour échapper au nuage qu’ils constituaient. Il fuyait jusqu’à perdre haleine, puis recommençait à marcher, le temps qu’ils se regroupent autour de lui et le forcent de nouveau à détaler. Il gardait toujours le rocher gris comme point de repère. Sous la lumière incertaine des étoiles, ce n’était qu’une tache légèrement plus claire sur le fond noir du ciel, une bosse qui s’élevait de l’obscurité. Néanmoins, il grandissait lentement jusqu’à être plus grand qu’un homme, que deux hommes. Et Kerleu fut enfin juste devant, haletant encore de sa dernière cavalcade.

Il fixait l’immense bloc qui saillait de la toundra, plus large que trois tentes rassemblées et plus haut que deux superposées, La pierre était blanche, grise et noire. Sa couleur coulait sous le regard de Kerleu, qui en faisait lentement le tour. Ce qui était un creux noir devenait une facette d’un blanc étincelant, qui se tachetait d’argent sous un angle différent. Parfois, le lichen adoucissait certains angles accusés en ourlant leur contour d’une effervescence vivace. Autour de la base, l’herbe poussait plus haute et plus luxuriante, et de petits buissons rabougris profitaient de l’abri des flancs. La chaleur que la roche accumulait pendant la journée et libérait la nuit offrait un refuge à de nombreuses formes de vie.

D’autres choses y étaient également accrochées. Des fragments de fourrure avaient été fixés à sa surface rugueuse par des points de résine. D’une ancienne offrande de viande, il ne restait plus que des côtes éparpillées sur le sol. Un petit cercle de billes d’ambre avait été disposé tout près du mastodonte. Des symboles avec des pigments rouge, blanc et noir décoraient les surfaces planes. Des silhouettes grossièrement tracées représentaient des rennes et des hommes, mais il y avait aussi d’autres dessins plus difficiles à interpréter. Kerleu découvrit l’empreinte peinte d’un lièvre. Plus loin, celle d’une main humaine et dessous, en rouge, celle d’une patte de loup. Il frissonna et s’entoura étroitement de ses bras croisés. Il essayait de se rappeler la raison qui l’avait amené ici, mais il ne se souvenait que d’avoir couru vers le rocher. C’était peut-être Carp qui l’avait envoyé à cet endroit.

Il marcha autour de la pierre, la regardant changer à mesure de ses déplacements. Le pouvoir en irradiait, comme la chaleur émane d’un feu. Kerleu éprouvait une attirance mêlée de terreur. Il n’osait s’approcher au point de la toucher, même s’il était impatient de sentir la tiédeur qui se dégageait de la surface rêche, de suivre du bout des doigts les signes qui l’ornaient. Il se contenta de s’accroupir auprès du cercle d’ambre et de poser l’index sur chaque bille. L’une d’elles l’appela, il l’extirpa de son lit de terre et l’approcha de ses yeux pour mieux l’examiner. Il sentait ses formes lisses et savait qu’à la lumière, elle serait d’un jaune profond. Un instant d’hésitation, puis il retira sa bourse de chaman de sa tunique pour y glisser son trophée. Peut-être recélait-il une part du pouvoir du lieu. Il espérait avoir fait le bon choix. Si seulement Carp était là pour le guider ! Carp.

Kerleu ferma étroitement la bouche et pressa les lèvres l’une contre l’autre. Et s’il l’avait incité à venir ici pour chercher sa propre vision ? Personne ne pouvait le faire à sa place. Il lui avait dit que parfois pour aboutir dans cette tâche, les chamans restaient de longues périodes sans manger ni se reposer, exposés au froid. Lui avait-il aussi signifié de se rendre dans cet endroit ? Le garçon écrasa un moustique sur sa nuque, puis se mit soudain à battre furieusement l’air autour de lui pour se débarrasser de l’essaim grésillant qui lui entourait la tête. Il courut pour lui échapper, puis s’arrêta de nouveau pour observer l’imposante masse grise. Est-ce ici qu’il trouverait sa vision et son esprit frère pour devenir un vrai chaman ?

L’idée l’inquiéta soudain et il se mordit la lèvre. Carp se tourmentait parce qu’il n’avait pas de gardien. Ces derniers jours, il parlait rarement d’autre chose et se montrait presque aussi insistant que savait l’être Tillu. Était-ce pour cette raison qu’il avait lâché Kerleu dans la nuit et le froid ? Pour qu’il atteigne cette roche ?

Un frisson le parcourut. Si seulement il avait du feu ! Mais il ignorait comment en faire à l’extérieur. Il ne savait l’allumer que dans la tente avec l’arc à feu de Tillu et l’alimenter une fois qu’il avait démarré. Si elle pouvait être là pour faire du feu ! Ou Heckram. Le chasseur était plus gentil et ne le pressait pas comme sa mère quand il ne savait pas faire quelque chose. Généralement, il se contentait de s’en occuper lui-même et lui laissait prendre en charge ce qu’il connaissait. Heckram ne criait pas parce qu’il avait laissé le feu s’éteindre et ne lui serinait pas d’aller chercher un esprit frère.

— Heckram ? appela-t-il d’une voix plaintive.

Mais même lui ne répondit pas.

Ses yeux s’étaient si graduellement adaptés à la lumière déclinante qu’il était à peine conscient que la nuit était tombée. En revanche, il remarqua que le froid augmentait. Il frissonnait dans sa mince tunique d’été, sans compter les hordes de moustiques avides de sang, attirés par la chaleur de son corps. À intervalles réguliers, il se déplaçait de quelques pas pour leur échapper, puis s’arrêtait pour continuer à évaluer sa situation. Cependant, il veillait à ne pas s’éloigner du rocher, tournant autour de lui pendant que la nuit devenait plus sombre et froide.

Les détails du monde s’estompaient avec la diminution de la lumière. Il y avait l’obscurité de la toundra, l’immense arche du ciel éclaboussé d’étoiles et la masse grise de la roche C’était tout. Le bourdonnement des insectes lui emplissait les oreilles. Tout en continuant son manège, Kerleu marmonna quelques paroles rageuses, où il était question des bestioles et de l’injustice du monde en général. Il avait froid, faim, sommeil. Et il était seul. Le noir et la pierre du pouvoir commençaient à l’effrayer.

Sa solitude prit fin brusquement.

Il perçut un frôlement, distingua des silhouettes sombres qui se déplaçaient dans les ténèbres, l’éclair furtif d’un œil étincelant. Il cessa de lutter contre le vrombissement aigu qui lui déchirait les tympans et se figea. Les formes se rassemblèrent et se rapprochèrent, mais en restant toujours à la lisière de son champ de vision. Il recula plus près de la roche, oubliant, devant ce nouveau danger, le respect mêlé d’effroi qu’elle lui inspirait. Sa surface rude lui râpa soudain le dos et il sentit son corps dérober un peu de sa chaleur. Ses bras retombèrent et, paumes pressées contre la paroi rugueuse, il fit face aux créatures nocturnes qui l’encerclaient.

Il entendait leur souffle, leurs reniflements curieux alors qu’elles s’imprégnaient de son odeur, et discernait leurs déplacements pendant qu’elles l’étudiaient de leur côté. Pendant un long moment, il ne put ni bouger ni réfléchir. Il resta immobile, mâchoires scellées, pour éviter de laisser échapper sa respiration haletante. Il prit une profonde inspiration et l’air qui pénétra dans ses narines par saccades lui apporta leur effluve. Plus rance que celui du chien, plus chaud et plus sauvage, d’une certaine manière. Cela lui picota légèrement l’arrière de sa gorge.

Des loups.

Les moustiques continuaient à chanter à ses oreilles et sous leur vrombissement haut perché, il détectait un grondement plus profond. Il n’avait plus froid, mais ses jambes peinaient à le soutenir. Que faire ? Que faire ? La question tournoyait dans son esprit. Si c’étaient des ours, il aurait tout laissé pour rejoindre Tillu en courant. Non. Tillu était perdue. Grimper à un arbre, lui murmurait quelque vague instinct. Non. Aucun n’était plus grand que lui.

Avancer vers eux. En toucher un entre les yeux et revendiquer le loup comme son esprit frère. Kerleu ferma soudain les paupières, pris d’un terrible accès de terreur. Il déglutit. Il voyait l’image de Carp et entendait aussi sa voix insistante. « Un chaman doit avoir un gardien. Les plus puissants en ont de nombreux dans le monde des ombres. Mais le plus important est ton esprit frère, la première chose que tu dois choisir. C’est ta force. S’il t’abandonne, tu mourras. Sans lui, tu ne peux être un chaman. Tu es à peine un homme. »

Et voilà le loup, venu le revendiquer. Et lui se trouvait dans ce lieu, envoyé par son maître pour y trouver sa vision. Tout ce qu’il avait à faire était d’avancer, de poser hardiment la main entre les yeux de l’animal et de le réclamer comme son frère. « Ne montre pas ta peur, l’avait averti Carp. Si tu t’enfuis ou si tu manifestes de la crainte, tu seras déchiqueté. » Il ouvrit les yeux.

Ils s’étaient rapprochés. Il pouvait mieux les voir maintenant, ou plutôt reconnaitre des parties de leurs corps. Oreilles pointues, langue pendante, fourrure grise bordée de noir ; un noir luisant, plus lisse que la nuit. Il en distingua qui le fixaient avec intensité et d’autres qui ne faisaient guère attention à lui. Une femelle aux mamelles ballantes se coucha d’un seul coup et se mit à lécher les taches sombres qui maculaient ses pattes avant. Un jeune se dressa, tendu de l’encolure à la queue, et observa le garçon. Il avança d’un pas prudent, mais un vieux mâle poussa un grondement d’avertissement, retroussant son museau marqué d’une cicatrice. L’autre se figea puis, déconfit, baissa la tête et recula dans la meute. Le balafré s’assit sur son arrière-train et enroula sa queue autour de ses pattes. Kerleu l’observait avec attention.

— Es-tu ici pour devenir mon esprit frère ? demanda-t-il à voix basse.

À ces paroles, les oreilles pointues bougèrent, mais le loup ne se manifesta pas d’autre manière. Kerleu détacha une main de la pierre pour la tendre lentement vers la bête.

— Je vais te toucher, annonça-t-il d’une voix rauque.

Au geste du garçon, une partie de la meute s’esquiva dans l’ombre, mais le grand loup se contenta de le regarder. Ses babines noires se retroussèrent sur un grondement silencieux.

Je ne dois pas avoir peur, se dit Kerleu, Mais il ne savait plus comment s’y prendre pour franchir les deux pas qui auraient mis le prédateur à sa portée.

À cet instant, un hurlement solitaire s’éleva, venant d’un lieu situé à une incroyable distance au-delà des étoiles. Le mâle tourna brusquement la tête, fouillant la nuit du regard. Le cri s’intensifia puis déclina, et mourut un bref instant avant de reprendre, et de s’étirer indéfiniment. La tension augmenta soudain au sein du groupe qui encerclait Kerleu, les animaux se déplaçaient à petits mouvements crispés, échangeaient des regards anxieux pendant que le son faisait vibrer la nuit. Le garçon était oublié. Le jeune animal laissa échapper un gémissement plaintif, qui se transforma en bref jappement lorsque la femelle lui sauta dessus en grondant. Il se laissa immédiatement tomber sur le dos. Elle se tint au-dessus de lui, crocs découverts, et une fois de plus le hurlement se tut. Cette fois, il fut repris dans le lointain et l’espace sauvage se fondit en une voix unique.

Le grand loup poussa une sorte d’aboiement bref, qui différait autant de celui d’un chien que s’il avait été poussé par une voix humaine. Kerleu devina presque sa signification. La meute avait compris, car lorsque le balafré se détourna brusquement du garçon et partit d’un trot décidé, ses congénères lui emboitèrent le pas par groupes de deux ou trois. La femelle lui adressa un ultime regard malveillant et suivit le chef. Le jeune roula pour se remettre d’aplomb et, la queue entre les pattes, se hâta de les rejoindre.

Kerleu resta un instant plaqué contre le rocher, regardant les silhouettes se dissoudre dans l’obscurité. Puis, avec un gémissement, il se détacha de la pierre et se lança à leur poursuite.

— Loup ! appela-t-il d’un ton implorant. Loup !

Il courait, sans prendre garde aux buissons drus qui s’accrochaient à ses jambes ni aux touffes d’herbe qui le faisaient trébucher. Il arriverait peut-être à les rattraper, à poser la main entre ces yeux jaunes pour réclamer son esprit frère. Il pouvait encore entendre les hurlements, dont le chœur enflait, rejoint par de nouveaux. Il poussa lui-même une plainte pitoyable, qui se fondit brièvement dans les autres cris. Puis il chancela et tomba de toute sa longueur sur le sol. L’appel cessa d’un seul coup, aussi soudainement qu’il avait commencé. Son seul repère venait de disparaitre. Kerleu se dressa sur les genoux, aveugle dans le noir absolu. Ni son ouïe ni sa vue ne lui permettaient plus de se guider. Il avait encore échoué dans sa quête. Le désespoir lui arracha un nouveau cri et il guetta une réponse, l’oreille tendue. Quand il comprit que son attente était vaine, il s’affala dans le creux qui l’avait fait tomber, et se livra à la nuit vide.